Nous parcourons deux cents kilomètres pour voir ce film.
En province, sa diffusion est confidentielle.
Rejoindre une grande ville est donc indispensable.
La pluie et le vent font rempart.
Mais nous attendons dans un bar l’heure fatidique.
Ce sera la dernière séance.
Espérons que la salle ne sera pas pleine pour que nous puissions entrer.
Je suis là pour elle.
J’ai cédé à l’un de ses caprices.
Elle m’a dit « Je vais y aller en train… ».
Et j’ai répondu « Mais non, je vais t’y emmener ».
Le trajet est éprouvant, la nuit, les camions, et toujours la pluie et le vent.
De plus, elle ne desserre quasiment pas les dents.
Elle a réglé la radio si fort que je n’entends pas le moteur.
Lorsqu’elle me parle, c’est pour me dire des choses désagréables.
« J’ai raté l’autoroute pour les quarante derniers kilomètres ».
« Mon réservoir vide, je me suis arrêté à la première pompe venue et j’ai perdu seize francs tellement le carburant était cher ».
Je ne dis rien, mais j’ai envie de rebrousser chemin alors que nous touchons au but.
Nous prenons position dans la file d’attente.
Salle numéro trois.
Comme je m’y attendais, une salle à vous dégoûter du cinéma.
Un petit écran, des fauteuils inconfortables.
La stéréo était annoncée, mais le film passe en mono.
Tout cela pour un prix exagéré.
Le film risque d’être à la hauteur du reste, mais une bonne surprise est toujours possible.
Après tout, peu importe, je suis là pour elle.
Vingt-quatre images par seconde…
La projection vient de commencer, au format télévision.
Normal, ce film est aussi financé par deux chaînes.
Un film déstructuré.
Une succession de clips.
Un sujet grave.
Un réalisateur-acteur nombriliste.
Un acteur-réalisateur médiocre.
Un acteur-réalisateur écrivain.
C’est son histoire.
Un acteur-réalisateur-écrivain, aussi compositeur et interprète : il chante et enchaîne quelques notes.
Le thème : il est incapable d’aimer, mais il est malade, car il a essayé d’aimer.
La bisexualité et la séropositivité.
J’ai envie de rire à plusieurs reprises malgré la gravité de l’instant.
Le jeu des acteurs est comme le format de l’image, très « télévision ».
J’attendais une heureuse surprise, je reste sur ma faim.
Justement, le mot « fin » sert de points de suspension à une pensée profonde de l’écrivain-réalisateur-acteur-compositeur-interprète nombriliste.
Une pensée tellement profonde que j’y pense encore, car je n’ai rien compris.
Elle m’explique qu’il s’agit d’une note d’espoir.
Nous sommes dans le bar de tout à l’heure.
Il est tard : on me refuse un café. Une eau gazeuse devra me tenir éveillé au volant.
Elle me demande mon avis.
Je lui réponds.
Honnêtement.
En retour, je suis sodomisé verbalement.
Je suis un pauvre con, je n’ai rien compris.
Ce film aurait dû me mettre sur le cul, car il touche au sublime.
C’est un témoignage, un vrai.
Ses défauts ne sont que des qualités.
C’est la révélation cinématographique de ces dix dernières années.
Me justifier ne sert à rien, j’ai forcément tort.
Tort, car je n’ai pas compris que ce film parle d’elle.
Pourtant, elle n’est pas bisexuelle, elle n’est pas séropositive.
Elle est bien nombriliste, mais ça, elle ne le dit pas.
Non, ce qu’elle met en avant, c’est qu’elle est incapable d’aimer, comme le héros de ce péplum métaphysique.
C’est la révélation, elle n’est pas seule dans ce cas.
Elle est confortée dans cette incapacité.
Être incapable d’aimer, c’est être autrement, c’est être tout, sauf con.
Et moi, je suis con !
Avant d’en venir aux mains, je lui rappelle qu’il est très tard et qu’il nous faut rentrer.
Demain, samedi, je bosse.
Deux cents kilomètres plus loin, elle ouvre la porte.
Elle va au deuxième.
Je reste au rez-de-chaussée.
Elle est effectivement incapable d’aimer.
Je pars au travail tel un zombie.
En rentrant, à dix-huit heures, je lui achète une revue de rock que je dépose sur une marche, au premier.
Une heure plus tard, elle quitte sa chambre et m’insulte.
Il y avait de la poussière sur cette marche.
La revue est polluée et donc illisible…
Elle m’invective, dit qu’elle retournera voir ce film cent fois, sans moi.
Le dimanche, elle le passera cloîtrée dans sa chambre.
Elle est incapable d’aimer, et elle est nombriliste.
Je me demande si elle ne s’est pas ouvert les veines dans un éclair de lucidité.
Mais non, vers vingt heures, elle allume la télé.
La télé, c’est plus facile à aimer que le mec du rez-de-chaussée !
Cinéphiles, on vous dit que certains films sont dangereux pour vos enfants.
Cinéastes, sachez que vos films peuvent aussi être dangereux pour les adultes.
La névrose sur grand écran peut devenir un art de vivre pour certains.
© PF/Grinçant.com (Projections 1992-1993)